Bleu ciel maîtrise

Une totale maîtrise (2016), format 200 x 229 cm.
Une totale maîtrise (2016), format 200 x 229 cm.

Rapidement, je comprends qu’il y a un problème avec les groupes de travail des élèves lieutenants prévus en milieu d’après-midi. Plusieurs ont demandé si la rencontre était obligatoire ? Les responsables de la filière ne semblaient pas savoir qu’à priori ce ne l’était pas. Au final, ils refusent de venir. Il est décidé que je passerai juste avant leur cours en amphi pour leur parler. Voilà quelques temps déjà que j’assiste à certains de leurs cours pour tenter de saisir les enjeux de leur formation. Une rencontre a même eu lieu autour de ces questions de représentations et de positionnement professionnel. À l’issue de ces moments, j’écris des hypothèses de mises en situations à leur proposer. Les mots et les images qu’ils emploient se mêlent à celles qui émergent dans mon imaginaire. Avant de leur proposer de visu mes protocoles, je leur adresse un mail les invitant à un rendez-vous pour faire ces photos en petit groupe.

Les visages sont fermés, les yeux grands ouverts qui n’expriment que l’envie de s’opposer. La première remarque vient d’un élève qui refuse que son image soit dégradée et que cela lui nuise pour sa carrière à venir. Il enchaîne en disant qu’il ne veut pas se retrouver comme les surveillantes, pauvres inconscientes qui ruinent leur carrière inconsciemment sans avoir ce qui les attend. «Moi», poursuit-il, «je connais quelqu’un qui a été modèle pour une campagne de recrutement en posant comme coiffeur et bien, dix ans après, on l’appelle encore le coiffeur». Un autre poursuit, en affirmant que ces photos nuisent à l’image de l’administration pénitentiaire.

Deux choses ressortent, d’un côté l’argument d’être en adéquation parfaite avec la demande de l’institution et, de l’autre, la peur de ne pas maîtriser l’image de soi au risque de l’art. Peu à peu, les langues se délient, le débat s’installe. Nous sommes exactement au cœur de leur problématique de lieutenant, pris entre des injonctions contradictoires : être un modèle parfait et tenter de faire des choses en gérant ou générant des imprévus. Le risque est-il possible ici ou la norme l’empêche-t-il ?

Une totale maîtrise (2016) tirage numérique sur dibon, 200 x 229 cm.
Une totale maîtrise (2016), tirage numérique sur dibon, 200 x 229 cm.

Huit d’entre eux, après cette séance de débat en amphithéâtre, acceptent de poursuivre la discussion, qui est en soi une des formes artistique du projet. C’est la question de l’uniforme qui leur pose problème, on pourrait le mettre en scène mais sans eux dedans. Le groupe craint les moqueries à venir. Ils acceptent l’idée de poursuivre mais ils veulent maîtriser l’image et ce que cela va évoquer chez les autres. Je leur explique que l’art échappe à la maîtrise, en particulier sa réception chez le spectateur.

Une emprise totale (2016) tirage numérique sur dibon, 200 x 263 cm.
Une emprise totale (2016) tirage numérique sur dibon, 200 x 263 cm.

J ‘expose les pistes issues de mes observations : une sorte d’instabilité de la position qui nécessite de rechercher dans le positionnement professionnel un équilibre en permanence, tiraillé entre les surveillants et la direction, tout en maintenant des distances. L’impossibilité de quitter vraiment la fonction, en référence à l’article 10(1) qui développe la contrainte d’une continuité totale de leur service. Une réalité incertaine ou comment évoquer les interrogations sur le positionnement à un moment où les postures sont remises en doute par les premiers stages ?

Une emprise totale (2016) tirage numérique sur dibon, 200 x 263 cm.
Une emprise totale (2016) tirage numérique sur dibon, 200 x 263 cm.

Ils aiment les idées de ces protocoles mais en même temps, ils me réclament de pouvoir maîtriser ce qui va en sortir. Ils récusent les termes d’incertain et d’instabilité et ils disent au contraire qu’ils doivent exprimer l’idée d’une maîtrise et surtout pas d’une déformation de leur image. Celle-ci doit-être celle que l’on attend d’eux. Tout en soulignant derechef que l’art ne se maîtrise pas, c’est la piste négociée que nous suivons.

Peu à peu, le temps s’ étire, ils rentrent avec plaisir dans le jeu et les premières mises en situation confirment cette envie de maîtrise gérée collectivement, si l’un ouvre trop, un autre réagit. Je suis face à un groupe qui pense.
Le risque de se voir impliqué dans mon processus artistique requiert un minimum de lâcher prise pour tenter d’échapper à une norme de représentation. Mon propos va confirmer cette demande de maîtrise au risque d’un retournement, celui d’un effacement d’eux.

Les bleus des mots (2016), discours prononcé en amphithéâtre.
Les bleus des mots (2016), discours prononcé en amphithéâtre.

Plus tard, un formateur me dira à l’écoute de ce récit : se positionner c’est être en capacité de créer.

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