L'animal dans le fossé - sommaire

Arnaud Théval L'animal dans le fossé (2025) archive familiale.
Arnaud Théval L'animal dans le fossé (2025) archive familiale.

L’animal dans le fossé
Une autobiographie environnementale ?
2025

L'animal m'accompagne et figure de façon discrète dans mes projets artistiques. Il n’est pas un objet d’étude en soi, il est un sujet qui surgit dans le paysage des relations humaines, médiateur de nos relations complexes au monde.  Cet autre vivant émerge dans ma pratique artistique dans les quartiers populaires du  nord de Marseille. En travaillant sur les imaginaires qu’entretiennent les habitants avec les animaux, des souvenirs de mon enfance me reviennent en pagaille. Dans d’autres immeubles à la lisière de la ville de Nantes, des liens ressurgissent, ceux que la passage à l’âge adulte a maquillé. Les lectures des philosophes réactualisant les concepts du vivant  et interrogeant nos relations à la « nature » finissent de percer la membrane qui me séparait de mes liens avec les animaux, les insectes.  

Extrait du texte L'enfant, la mort et l'animal (2021), édition Centre Photographique Marseille.
"L'attrait pour l'animal tapi dans le fossé remonte depuis les souterrains de ma mémoire. Longtemps, nous nous sommes promenés avec mes parents sur les chemins de « la petite campagne ». À mesure que je grandissais, ces mêmes chemins devenus familiers me paraissaient ennuyeux. Pour autant quelque chose agitait en moi une curiosité permanente. À chaque balade, mon attention était attirée vers le bas côté du chemin, par des bruissements étranges ou des craquements soudains. Mon corps tout entier était alors mobilisé dans une attitude d'observation. Mes yeux scrutaient les fourrés, attentifs au moindre mouvement et mes oreilles à l'écoute de la répétition potentielle du bruit. Bien souvent, le hasard me faisait découvrir des myriades de sauterelles, des mantes religieuses, des lézards, des araignées, des mulots, des reinettes, des phasmes, plus rarement des hérissons et souvent rien du tout. Ces bruits dans les fossés ont contribué à fabriquer chez moi une attitude de chercheur, un goût pour la curiosité, une attirance pour ces présences animales cachées. Bien des années plus tard, mon père me révéla sa ruse pour me faire avancer sur les chemins. Il avait dans ses poches des petits cailloux qu'il jetait discrètement dans le fossé.
"

L'anecdote pourrait en rester là si je ne la mettais pas en perspective avec la construction de ma pratique artistique, disons de ma figure d'artiste. Comment ne pas y voir une métaphore de ce pas de côté qu'invitent à faire les démarches artistiques à une société habituée à bâtir le route. Ainsi mon attrait pour les creux dans les bas côtés du chemin commence là. Bien sur, je ne suis pas devenu artiste par ce jeu que me proposait mon père, lui-même artiste et philosophe. Il m'a fallu un certain temps pour construire mon geste professionnel, mon attitude artistique singulière, assumer en quelque sorte pleinement cet héritage.  En archéologue de mes différents travaux, l'animal apparaît ici et là (un texte de recherche est à l’écriture). Puis il prend une vraie place. Aussi il s'agit de regarder à nouveau sur le bas côté pour voir ce que je ne voyais pas dans ma relation au monde, disons dans ce que je n'explorais pas dans mon propos artistique. L'animal révèle une autre forme d'altérité, une autre attention pour penser cet autre. Il est, pour beaucoup d'entre nous, notre première expérience de la mort. Il révèle des porosités inattendues là où on pense contenir les différentes formes du vivant. Il déplace nos expériences de l'autre, il bouscule nos barrières intimes.

Chapitre 1

La prison enforestée

Hôpital cherche Nord

Histoire animale de la prison  

Chapitre 2

La cage aux oiseaux

L’animal me garde  

Chapitre 3

Familles dévorantes

Partie de chasse

 

Arnaud Théval L'animal me garde (2025)
Arnaud Théval L'animal dans le fossé (2025) document Marseille 2020.



À l'hôpital, il sert de support à l'imaginaire de la lutte contre le cancer, longtemps incarné par Saint-Georges montant un cheval et terrassant un dragon. Le cancer en latin signifie crabe, représentation animale rongeant de l'intérieur. Impossible aujourd'hui de mourir avec son animal domestique à ses côtés, l'hôpital et ses contingences hygiénistes repoussant ces relations là. Pourtant, combien d'histoires d'animaux s'invitant dans les récits, sous forme de totems ou s'incrustant dans les architectures pour y  nicher.

Extrait du livre Hôpital cherche Nord (2021), édition Dilecta, Paris.
Mauve chauve-souris

"Dans la salle des transmissions, il finit par me dire qu’il n’a jamais bu autant de champagne qu’en soins palliatifs ! On y fête les mariages et les anniversaires, en se doutant que ce seront les derniers.  L’ivresse est peut-être un biais nécessaire à la tristesse, une façon d’avaler l’empathie qui s’accumule. Du couloir, une voix chevrotante appelle, une infirmière sort rapidement. Son ton à elle est ferme et elle pose des questions claires.
« Vous sentez-vous confus ? – Oui je vois ma femme, répond le vieil homme ». Elle le raccompagne dans sa chambre et vient immédiatement confier son récit au médecin. Celle-ci préconise de baisser la morphine pendant deux heures puis d’en remettre, à une dose moindre. Le son des doigts sur le clavier, et le geste médical est consigné par des chiffres rentrés dans l’ordinateur. La petite salle est agitée par le va-et-vient des blouses blanches, provoquant chez moi un léger étourdissement.
Sous morphine, les apparitions sont fréquentes, souvent des bêtes grimpent au plafond. Le patient déclare au petit matin que pendant la nuit, des chauves-souris ont tourné au dessus de son lit. L’équipe s’en amuse, incrédule. Mais lorsque la nuit revient, l’infirmière a la berlue en découvrant une nuée de petites chauves-souris tournoyant dans l’espace de la chambre. Aucune drogue n’est plus puissante que la réalité d’un vivant venant se nicher dans le caisson d’un volet roulant."  


En prison, les oiseaux nichent dans les concertinas, les serpents se glissent sous les portes. Et quand une forêt s'invite dans les imaginaires, elle charrie son flot d'animaux sauvages vivant à la lisière de nos vies. L'animal s'invite sur toutes les peaux, qu'elles soient habillées d'un uniforme ou pas. Il n'est plus utile de tenter d'effacer son tatouage de tortue sur l'avant bras pour travailler en prison. Nous ne cachons plus nos identifications, nous retenons encore de partager cette sensibilité là ? Les surveillants et l'institution pénitentiaire habillent leurs écussons d'animaux divers, la police souvent d'animaux féroces et sauvages. Surveillants comme surveillés partagent les mêmes liens avec ces autres vivants, dans leurs croyances, leurs liens familiaux ne se limitent pas aux autres humains, mais la rupture est définitive. Sauf quand à l’aide de drones, de rêves ou de textes sacrés ils et elles invitent l’animal à gambader avec eux dans les moindres recoins de l’univers carcérale dont l’hospitalité s’ouvre encore de façon inattendu.  

Extrait du livre Histoire animale de la prison (2025) p.109 ; éditions Dilecta, Paris.

"Ce que disent les poissons  Le va-et-vient des hommes s’agitant sur la coursive ne perturbe pas celui qui se tient face à moi. Immobile, il me regarde les yeux souriants. Sa bouche forme des petits ronds à chaque mot qu’il formule. « Le poisson, c’est mieux qu’un codétenu, c’est un rayon de soleil ! Il ne demande rien, juste un peu d’amour. » Il décrit ses longues heures passées à regarder le poisson tourner dans le bac à légumes du frigo. Rien que du silence ? « Non ! Tu vas me prendre pour un fou, mais il me parle et jamais il ne me juge. Il me dit que je dois suivre mon instinct, faire comme je l’entends.» Ses mauvaises pensées disparaissent grâce à la sagesse du poisson. En prison, contrairement à dehors, il a pris conscience du temps qu’il faut accorder à écouter l’animal et sa langue apaisante. « Tu as un poisson dans ta cellule ? — Non, pas moi, d’autres, mais pas moi. » Comme réveillé par une inquiétude profonde, l’homme rit et se ressaisit. La confiance s’épuise vite. Nous nous regardons longuement d’un air entendu, les mots ne nous servent plus à rien. Le petit homme au tee-shirt trop ample retourne à ses mystères et disparaît entre les masses musclées des autres détenus."

Extrait du livre Prison lisière (2020), éditions Dilecta, Paris.
"Dans la cour bleue du quartier arrivants, l’équipe fait sa dernière promenade, les yeux vaguement dans le vide, comme s’ils étaient face à une mer plane. Dans cette illusion d’un horizon, ils pensent à leur journée, un peu défaits par le poids des difficultés que semblent porter avec eux les nouveaux arrivants. Lassé de tant de lourdeur un guépier s’envole, laissant les surveillants à leur île. Ils attendent pour partir que la lumière s’allume sur la nuit, c’est automatique. D’autres volatiles restent tapis entre le bleu et le noir, la discrétion est leur élégance. L’équipe de nuit est prête, la chaleur de la journée laisse place peu à peu à la moiteur de ce début de soirée. Lors de la tournée des œilletons, certaines coursives se transforment en forêts imaginaires. Des hurlements mimant des animaux jamais croisés par ici s’échappent des cellules, et le surveillant, seul, parcourt la coursive méchamment ensauvagée. Par habitude il maîtrise sa peur. Dans la forêt limitrophe, contrairement aux voisins des villas alentour, les animaux se sont accoutumés à ce vacarme. À mesure que la nuit avance, ils se faufilent. Pour le moment, aucune alarme ne se déclenche. Les sangliers s’enhardissent aux abords de la porte d’entrée : qui sait si l’un d’eux n’a pas déjà réussi à passer, furtivement ? Cette porte, dont le système d’ouverture se bloque, inquiète un peu le surveillant. Un faux contact a eu raison de la sécurité. Dehors, dans une obscurité que les lampes de sécurité ont rendue verdoyante, son collègue attend, il fume patiemment. Son aspiration attise les braises de sa cigarette comme le sol en bitume retient la brûlure du soleil. Les chaleurs réconfortent. La nuit se consume doucement, dehors et dedans se mêlent, sans que personne n’y trouve à redire. L’homme sourit intérieurement en songeant à ce petit serpent retrouvé dans le vestiaire, et à cet autre, aplati et séché sous la porte. Le mauvais oeil ? Bah il s’en fiche, il fume tranquille. Le regard perdu dans la masse sombre des arbres, il entend quelques bruissements mais ne s’en alarme pas. Si la situation de panne s’aggrave, son collègue se servira d’une clef spéciale pour serrure à pêne dormant pour le faire entrer. Dans le hall, un autre surveillant attend lui aussi. Son visage se reflète dans la petite ouverture en verre de la porte. Quelque chose a bougé dans la cour d’honneur. Un chat noir s’enfuit vers les parloirs familiaux." 

 

 

Arnaud Théval L'animal dans le fossé
Arnaud Théval L'animal dans le fossé
Arnaud Théval L'animal dans le fossé
Arnaud Théval L'animal dans le fossé
Arnaud Théval L'animal dans le fossé