Presses universitaires Liège

Arnaud Théval "L'art d'aller en prison" manifeste (2024), entretien avec Alain Kerlan (philosophe) Presses Universitaires de Liège.
Arnaud Théval "L'art d'aller en prison" manifeste (2024), entretien avec Alain Kerlan (philosophe) Presses Universitaires de Liège.

L’art d’aller en prison
manifeste
Arnaud Théval
96 pages
Format 20 cm x 12,5 cmEntretien avec Alain Kerlan, philosophe
Post-face d’Yves Winkin, anthropologue
Petite Collection MSH, quand les savoirs rencontrent la vie quotidienne.
Presses universitaires de Liège
2024

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Arnaud Théval investit la prison comme lieu de recherche artistique. Tel un anthropologue, il s'y immerge pour observer ses règles, rituels et interactions. À travers la photographie, il dépasse le documentaire en impliquant les acteurs dans des mises en scène qui révèlent autrement ce lieu souvent opaque. En dialogue avec le philosophe Alain Kerlan dans L'art d'aller en prison, Arnaud Théval interroge le pouvoir des images. Ses œuvres, là où les rôles vacillent, défient les stéréotypes et dévoilent des impensés. Artiste, photographe et écrivain, œuvrant sur des enjeux de représentations politiques des espaces publics, des groupes et du vivant, Arnaud Théval est l'auteur de nombreuses réalisations et publications sur et dans les institutions pénitentiaires, hospitalières et scolaires impliquant les « habitants » de ces organisations sociales.


Alain Kerlan, philosophe
L'échange qui suit, mené dans un café lyonnais au printemps 2023, a un double objectif : pouvoir être lu comme un « manifeste » et permettre de faire le point sur une démarche artistique singulière. J'en attendais pour ma part des éclaircissements et un début de formalisation, de bien comprendre et expliquer en quoi il s'agit pleinement d'une démarche « artistique », et aussi la possibilité de bien en saisir la continuité quand elle passe de l'école à la prison et à l'hôpital.
De mon côté, cet entretien me conforte dans l'idée que le projet artistique d'Arnaud Théval s'éclaire tout particulièrement si on l'examine dans le cadre de la philosophie esthétique que développent les travaux du philosophe Jacques Rancière". L'art d'Arnaud Théval porte le souci du « partage du sensible » selon Rancière. « J'appelle partage du sensible, écrit Rancière, ce système d'évidences sensibles qui donne à voir en même temps l'existence d'un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives ».
C'est ce partage institué que remet en cause et relance la démarche de l'artiste lorsqu'il engage ensemble des surveillants de prison et des détenus dans une mise en scène photographique d'eux-mêmes, ainsi que la démarche qui donne à voir ces images à tous les habitants de la prison. Le choix de l'introduction de l'animal en prison relève lui-même d'une volonté de secouer le partage du sensible institué qui veut exclure notre animalité, notre relation sensible à l'animal : que celui qui n'a jamais frotté son nez contre la truffe de son chien ose me démentir.

Arnaud Théval, artiste
Cet entretien est l'occasion de problématiser ce que l'art fait à la prison et réciproquement. Comme je m'y suis livré en me méfiant de toute essentialisation, en me gardant de faire la leçon, il ouvre, je l'espère, sur un champ d'action rendu possible par le défrichage de ma démarche. Les « habitants de la prison » n'attendent rien de l'art, c'est pourquoi tout y est possible. Ce texte, au-delà de ma propre démarche, ou plus exactement dans son sillage, est une invitation à nous saisir de cet espace public qu'est la prison pour réduire l'illusion qu'il est un extérieur à la cité, et pour envisager les présences artistiques comme facteur de salutaire déstabilisation et d'émancipation des habitants de ces structures voisines, de ces autres structures institutionnelles que sont l'école, l'hôpital etc. Cet entretien est potentiellement une ouverture du champ des possibles, pour faire en prison ce que l'art fait partout ailleurs : créer du dérangement sans tomber dans les ornières des récupérations ou des instrumentalisations.
Ne nous y trompons pas, œuvrer en prison ce n'est pas collaborer avec l'oppresseur ! C'est inversement ne pas abandonner cet espace à ceux qui se contentent de la violence, de la sécurité et des « c'est comme ça », « cela va de soi », pour coopérer avec ceux qui, du dedans, pensent la nécessité de ne pas en rester là.
Ce texte est là pour nous impliquer plus encore dans ce centre de la Cité, pour inventer un récit plus riche et ouvert sur la prison. Ce que peut l'art c'est d'abord ça : déborder en passant par les interstices, en embarquant par la poésie un « monde rationnel » dans un pas de côté, critique et respirant à la fois. Quand l'art se mêle de ce qui ne le regarde pas, ça commence à m'intéresser. Alain Kerlan, le philosophe qui naguère m'entraîna malgré lui sur les pentes de la recherche philosophique m'a semblé être le mieux placé pour conduire cette discussion.


Yves Winkin, anthropologue
Portrait de l'artiste en anthropologue
ui avait eu l'idée d'inviter Bruno Duval à postuler sur le poste vacant d'anthropologie de la vie ordinaire ? Plus personne ne le sait aujourd'hui, mais tout le monde se souvient que la proposition avait été accueillie avec beaucoup d'enthousiasme, au point de balayer toutes les objections universitaires classiques : il n'a pas de thèse (il a publié des tas de livres), il n'est pas adossé à un paradigme théorique (il connaît tous les bons auteurs), il n'a pas fait de séjours longs à l'étranger (il connaît tous les lieux fermés de France, qui sont plus exotiques que toutes les sociétés loin-taines). Et de plus, il travaille en immersion, il a un projet poli-tique, il a l'expérience de l'enseignement. Banco, c'était ven-du. C'est vrai que le département d'anthropologie se cherchait un second souffle, après une longue période de crise au cours de laquelle chacun s'était accusé des pires vilenies. Le doyen l'avait à l'œil : il avait convoqué le directeur pour lui expliquer que le ratio enseignants/étudiants était catastrophique et que si le département ne parvenait pas à attirer plus d'étudiants et à mobiliser les enseignants sur un projet collectif, il recommanderait sa fusion avec le département de sociologie. Le directeur avait répondu qu'il préférerait encore une fusion avec le département d'éducation physique et sportive qu'avec la sociologie. Le doyen, pris d'une soudaine compassion, avait alors offert un poste exceptionnel à son collègue. Qui s'était empressé de rapporter la bonne nouvelle à ses collègues et de les inviter à se mettre en chasse.